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Starkey était

debout devant l’écran de contrôle numéro 2 sur lequel il observait attentivement

le technicien de deuxième classe Frank D. Bruce. Lorsque nous l’avons vu pour

la dernière fois, Bruce avait le nez dans un bol de soupe Campbell, Bœuf et

Vermicelles. Aucun changement depuis, si ce n’est l’identification du sujet. Situation

stable, bordel total.

Pensif, les mains derrière le dos

comme un général passant ses troupes en revue, comme le général Pershing, l’idole

de sa petite enfance, Starkey s’avança vers l’écran de contrôle numéro 4, où

cette fois la situation s’était sensiblement améliorée. Le docteur Emmanual

Ezwick était toujours mort par terre mais la centrifugeuse s’était arrêtée. À dix-neuf

heures quarante, la veille, elle avait commencé à crachoter un peu de fumée. À dix-neuf

heures quarante-cinq, les micros du laboratoire d’Ezwick avaient transmis une

sorte de wounga-wounga-wounga qui s’était ensuite transformé en un plus

rond, plus riche et plus satisfaisant ronk ! ronk ! ronk ! À

vingt et une heures sept, la centrifugeuse avait lâché son dernier ronk et s’était lentement arrêtée. Était-ce Newton qui avait dit que quelque part, au-delà

de la plus lointaine étoile, se trouvait peut-être un corps parfaitement au

repos ? Newton avait parfaitement raison sauf pour la distance, pensait

Starkey. Inutile d’aller bien loin. Le Projet Bleu était parfaitement au repos.

Starkey en était extrêmement content. La centrifugeuse avait été la dernière

illusion de vie, et le problème qu’il avait demandé à Steffens de faire

résoudre par l’ordinateur central (Steffens l’avait regardé d’un drôle d’air, comme

s’il était fou, et oui Starkey pensait qu’il l’était peut-être) était celui-ci :

combien de temps cette centrifugeuse continuerait-elle à tourner ? La

réponse, qui était arrivée au bout de 6,6 secondes, était la suivante : PLUS

OU MOINS 3 ANS PROBABILITÉ DE DÉFAILLANCE DANS LES DEUX PROCHAINES SEMAINES 0,009

% ZONES PROBABLES DE DÉFAILLANCE ROULEMENTS 38 % MOTEUR PRINCIPAL 16 % AUTRES

54 %. Pas bête du tout, cet ordinateur. Starkey avait ensuite demandé à

Steffens de lui poser une autre question sur la raison de la panne de la

centrifugeuse d’Ezwick. L’ordinateur s’était mis en communication avec la

banque de données du centre informatique des Systèmes techniques et avait

confirmé que la centrifugeuse avait effectivement grillé ses roulements.

Il faudra t’en souvenir, pensa

Starkey quand le bip de l’interphone se fit entendre : Juste avant de

casser un roulement fait ronk-ronk-ronk.

Il s’avança vers l’interphone et

appuya sur le bouton.

– Oui, Len.

– Billy, j’ai un message

urgent d’une équipe qui se trouve à Sipe Springs, Texas. Presque 650 kilomètres

d’Arnette. Les gars veulent te parler ; il faut prendre une décision.

– De quoi s’agit-il, Len ?

demanda-t-il d’une voix calme.

Il avait pris plus de seize

tranquillisants depuis dix heures et se sentait en parfaite forme. Pas le

moindre ronk.

– La presse.

– Nom de Dieu, dit-il tout

doucement. Passe-les-moi.

On entendit une salve de

parasites étouffés et une voix qui parlait derrière, inintelligible.

– Attends une minute, dit

Len.

Les parasites disparurent

lentement.

– Lion, Groupe Lion, vous

entendez, Base Bleue ? Vous entendez ? Un… deux… trois… quatre… ici

Groupe Lion…

– Je vous reçois, Groupe

Lion, dit Starkey. Ici Base Bleue.

– Nom de code du problème :

Pot de Fleurs dans le Manuel des situations d’urgence, dit la petite voix. Je

répète, Pot de Fleurs.

– J’ai compris, je ne suis

pas idiot, répondit Starkey. Quelle est la situation ?

La petite voix qui venait de Sipe

Springs parla sans s’arrêter pendant près de cinq minutes. La situation en

elle-même n’avait pas d’importance, pensa Starkey, car l’ordinateur l’avait

informé deux jours plus tôt qu’elle allait se produire avant la fin du mois de

juin (sous cette forme ou une autre). Probabilité de 88%. Les détails n’avaient

pas d’importance. Quatre pattes et une trompe, et c’est un éléphant. Pas besoin

de regarder la couleur.

Un médecin de Sipe Springs avait

fait quelques déductions judicieuses, et deux journalistes d’un quotidien de

Houston avaient établi le lien entre ce qui se passait à Sipe Springs et ce qui

s’était déjà produit à Arnette, à Verona, à Commerce City, et dans une petite

ville appelée Polliston, au Kansas. Des bleds où le problème avait pris si vite

une telle ampleur qu’il avait fallu envoyer l’armée pour les mettre en quarantaine.

L’ordinateur avait une liste de vingt-cinq autres villes dans dix États où des

traces de Bleu commençaient à apparaître.

La situation à Sipe Springs n’avait

en soi pas d’importance, car elle n’était pas unique. Arnette aurait pu être

unique – peut-être – mais ils avaient réussi à tout faire foirer. Ce qui était

important c’était que la « situation » allait finalement être décrite

en caractères d’imprimerie, ailleurs que sur des formulaires jaunes de l’armée ;

à moins que Starkey ne prenne des mesures. Il ne savait pas encore ce qu’il

allait faire. Mais quand la petite voix cessa de parler, Starkey se rendit

compte qu’il avait déjà pris sa décision. Depuis vingt ans déjà, peut-être.

Tout se résumait à savoir ce qui

était important. Et ce qui était important n’était pas la maladie ; ce n’était

pas que les installations d’Atlanta n’étaient plus parfaitement sûres et qu’il

allait falloir transférer toute l’opération de prévention dans les

installations beaucoup moins appropriées de Stovington, au Vermont ; ce n’était

pas que Bleu se propageait sous les apparences d’un rhume banal.

– Ce qui importe…

– Répétez, Base Bleue, dit

la voix. Nous n’avons pas compris.

Ce qui était important, c’était

qu’un incident regrettable s’était produit. Starkey remonta vingt-deux ans en

arrière, en 1968. Il se trouvait au club des officiers à San Diego lorsqu’on

avait appris l’affaire Calley, à Mei Lai Four. Starkey jouait au poker avec

quatre camarades, dont deux faisaient maintenant partie de l’état-major interarmes.

Ils avaient complètement oublié leur partie de poker pour se demander quelles

allaient être les conséquences de cet incident pour l’armée – pas pour une arme

particulière, mais pour l’ensemble des forces armées – dans cette chasse aux

sorcières que la presse de Washington allait lancer. Et l’un d’eux, un homme

qui pouvait téléphoner à n’importe quelle heure du jour et de la nuit au

minable ver de terre qui jouait les présidents depuis le 20 janvier 1989, avait

posé calmement ses cartes sur le tapis vert pour dire : Messieurs, un regrettable

incident s’est produit. Et quand un incident regrettable met en cause l’armée

des États-Unis, nous ne nous interrogeons pas sur les causes de cet incident, mais

sur la manière de limiter les dégâts. L’armée est notre mère et notre père à

tous. Et si votre mère se fait violer, ou si votre père se fait casser la

figure et voler, avant d’appeler la police ou de faire une enquête, vous

couvrez d’abord leur nudité, car vous les aimez.

Starkey n’avait jamais entendu

parler quelqu’un avec autant d’éloquence, ni avant ni depuis.

Il sortit une clé, ouvrit le

tiroir du bas de son bureau et sortit un mince dossier bleu fermé par un ruban

rouge. Une légende était inscrite sur la couverture : INFORMER

IMMÉDIATEMENT LES SERVICES DE SÉCURITÉ SI LE SCEAU EST BRISÉ. Starkey brisa le

sceau.

– Vous êtes toujours là, Base

Bleue ? demanda la voix. On ne vous entend pas. Je répète, on ne vous

entend pas.

– Je suis là, Lion, répondit

Starkey.

Il avait ouvert le manuel à la

dernière page et son doigt parcourait une colonne intitulée MESURES À PRENDRE

EN DERNIERE RESSOURCE.

– Lion, vous m’entendez ?

– Cinq sur cinq, Base Bleue.

– Troie, dit Starkey d’une

voix posée. Je répète, Lion : Troie. Répétez, s’il vous plaît. À

vous.

Silence. Un faible murmure de

parasites. Starkey se souvint du temps où il jouait au téléphone avec deux

boîtes de conserve et vingt mètres de ficelle.

– Je répète…

– Mon Dieu ! lança une

voix très jeune, à Sipe Springs.

– Répétez, mon garçon, dit

Starkey.

– Troie, dit une voix

hésitante. Troie.

– Très bien, répondit

calmement Starkey. Que Dieu vous bénisse, mon garçon. À vous, terminé.

– Que Dieu vous bénisse, chef.

À vous.

Un déclic, des parasites très

forts, un autre déclic le silence, puis la voix de Len Creighton.

– Billy ?

– Oui.

– J’ai tout entendu.

– Pas de problème, Len, dit

Starkey d’une voix fatiguée. Tu feras ton rapport comme tu le jugeras bon. Naturellement.

– Tu ne m’as pas compris, Billy,

dit Len. Tu as fait ce qu’il fallait faire.

Starkey laissa ses yeux se

refermer. Un instant, l’effet de tous ces merveilleux tranquillisants l’abandonna.

– Dieu te bénisse toi aussi,

Len, dit-il.

Et sa voix faillit se casser. Il

ferma l’interphone et revint s’installer devant l’écran de contrôle numéro 2. Il

mit ses mains derrière son dos comme le général Pershing en train de passer ses

troupes en revue. Il regarda Frank D. Bruce qui dormait de son dernier sommeil.

Quelques instants plus tard, il avait retrouvé son calme.

Quand vous

sortez de Sipe Springs par la nationale 36 en direction du sud-est, vous prenez

à peu près la direction de Houston, un voyage d’une bonne journée. La voiture

qui filait sur cette route était une grosse Pontiac Bonneville âgée de trois

ans. Elle roulait à cent trente et, derrière le sommet de la côte quand le

conducteur vit la Ford qui bloquait la route ce fut presque l’accident.

Le conducteur, un pigiste de

trente-six ans qui travaillait parfois pour un grand quotidien de Houston, écrasa

les freins. L’avant de la Pontiac fit un plongeon, puis commença à dévier sur

la gauche.

– Nom de Dieu ! cria le

photographe qui était assis à droite.

Il laissa tomber son appareil

photo par terre et se cramponna à sa ceinture de sécurité.

Le conducteur relâcha le frein, évita

la Ford en montant sur l’accotement, puis sentit que les roues de gauche s’enfonçaient

dans la terre molle. Il écrasa l’accélérateur, la Bonneville réagit aussitôt et

remonta sur l’asphalte. Les pneus arrière lâchèrent deux panaches de fumée

bleue. La radio beuglait :

Baby, tu

peux l’aimer ton mec ?

C’est un brave type tu sais,

Baby, tu

peux l’aimer ton mec ?

Il écrasa les freins de nouveau

et la Bonneville s’arrêta en dérapant sous le soleil torride, en plein milieu

de la route déserte. Il prit une profonde respiration, toussa plusieurs fois. Puis

la colère s’empara de lui. Une colère froide. Marche arrière, et il recula vers

la Ford et les deux jeunes hommes qui se tenaient à côté.

– Écoute… dit le photographe.

Il était gros, et il ne s’était

pas battu depuis qu’il avait douze ans.

– Écoute, peut-être qu’on

ferait mieux…

Sa ceinture de sécurité l’empêcha

d’en dire plus quand le conducteur arrêta brusquement la Pontiac mit d’un coup

sec le levier des vitesses sur la position Parking et sortit. Il s’avançait

les poings serrés vers les deux hommes debout à côté de la Ford.

– Espèces de cons ! hurla-t-il.

Vous avez failli nous tuer et…

Il avait fait quatre ans dans l’armée.

Il eut juste le temps de reconnaître les nouveaux M-3A quand ils les sortirent

de la Ford. Stupéfait, il était debout sous le soleil du Texas. Il pissa dans

son froc.

Il se mit à hurler et crut être

reparti en courant vers la Pontiac, mais ses pieds n’eurent jamais le temps de

bouger. Ils ouvrirent le feu sur lui et les balles lui défoncèrent la cage

thoracique et l’abdomen. Au moment où il tombait à genoux, levant les deux

mains en l’air, une autre balle le toucha deux centimètres au-dessus de l’œil

gauche et fit voler le sommet de son crâne.

Le photographe s’était retourné, mais

il ne comprit vraiment ce qui s’était passé que lorsque les deux jeunes hommes

enjambèrent le corps du journaliste et se mirent à marcher vers lui avec leurs

armes.

Il se glissa à l’autre bout de la

banquette de la Pontiac, des bulles chaudes de salive au coin des lèvres. Les

clés de contact étaient toujours là. Il mit le moteur en marche et démarra en

trombe au moment où ils commençaient à tirer. Il sentit la voiture faire une

embardée sur la droite comme si un géant lui avait donné un énorme coup

par-derrière et le volant se mit à vibrer très fort. La tête du photographe

ballottait dans tous les sens tandis que la Pontiac se dandinait sur son pneu

crevé. Une seconde plus tard, le géant donnait un coup de l’autre côté. Les

vibrations du volant s’accentuèrent. Des étincelles jaillirent. Le photographe

poussa un gémissement. Les pneus arrière de la Pontiac eurent un dernier

soubresaut, puis volèrent en éclats. Les deux jeunes hommes coururent vers leur

Ford dont le numéro de série figurait parmi ceux des innombrables véhicules du

Pentagone, et l’un d’eux lui fit faire un demi-tour serré. L’avant rebondit

quand la voiture sortit de l’accotement et écrasa le corps du journaliste. Le

sergent qui était assis à droite aspergea le pare-brise en éternuant.

Devant eux, la Pontiac tanguait

sur ses deux pneus crevés. Derrière le volant, le gros photographe s’était mis

à pleurer quand il avait vu la Ford noire grandir dans son rétroviseur. L’accélérateur

était au plancher, mais la Pontiac refusait de rouler à plus de soixante. À la

radio, Madonna avait succédé à Larry Underwood.

La Ford doubla la Pontiac et, le

temps d’un éclair le photographe crut qu’elle allait poursuivre son chemin, disparaître

à l’horizon, le laisser tranquille. Mais elle freina et l’avant de la Pontiac

accrocha son aile. Hurlements de tôle froissée. La tête du photographe s’écrasa

sur le volant et du sang jaillit de son nez.

Lançant des coups d’œil terrifiés

par-dessus son épaule, il glissa sur le plastique brûlant de la banquette et

sortit du côté du passager. Il courait maintenant. Une clôture de fil de fer

barbelés. Il sauta par-dessus, s’envola comme un dirigeable, et pensa : Je

vais y arriver, je vais courir et courir…

Il tomba de l’autre côté une

jambe prise dans les barbelés. Hurlant au ciel il essayait encore de dégager

son pantalon quand les deux jeunes hommes le rattrapèrent, leurs M-3A à la main.

Pourquoi ? voulut-il leur

demander, mais le seul bruit qu’il fit fut un petit couic quand son

cerveau sortit par l’arrière de sa tête.

Ce jour-là, aucun journal ne

parla d’une épidémie à Sipe Springs, Texas.

 

le fléau
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